Intervention du professeur Alain Reyniers Colloque 29 mai 2008
Ce colloque a été organisé par Lupovino à destination des professionnels amenés à travailler auprès des populations tsiganes et des Gens du Voyage.
Plusieurs interventions de terrain sont venu enrichir cette journée de formation qui a eu lieu à l’Hôtel du Département.
Nous avons accueilli des travailleurs sociaux de différentes structures : Amitiés Tsiganes de Nancy, Ava Habitat et Nomadisme, Lupovino et donc des personnalités aussi variées que le sociologue Fabrice Duhme, Luc Bour, Marie Paul Meyer, Bertrand Routier, la formatrice Anne Hérin et l’ethnologue Alain Reyniers. C’est la brillante intervention du Professeur Reyniers que nous proposons à votre lecture ci-après.
Introduction.
Ce n’est pas une mince affaire de parler de la culture tsigane. On pourrait y passer des années, des centaines d’années, parce qu’il s’agit d’une population présente en Europe depuis six cents ans au moins. Présente en Europe ne veut pas dire présente comme ça, au hasard, sans insertion territoriale : au contraire, c’est une présence qui est aussi une présence locale et depuis des siècles parfois. J’ai été étonné de voir, par exemple, des familles qui voyageaient beaucoup dans les années 80-90 un peu partout en France mais qui venaient de l’Alsace et qui étaient restées cinq générations dans la même commune. Et donc, ça, je vous le dis d’emblée pour éviter les stéréotypes. Or, dans cette affaire, le plus compliqué, c’est d’aller au-delà des stéréotypes.
Les stéréotypes.
Les Tsiganes, toutes diversités de groupes confondus, subissent de nombreux stéréotypes. Pour faire simple, il existe deux types de stéréotypes :
D’une part, il y a des stéréotypes apparemment très positifs, qui dépeignent une population faite de gens pleins de culture musicale, des danseurs, des gens qui sont proches de la nature, qui sont des séducteurs, etc.… Dans la littérature de tous les peuples européens, on a ce visage des Tsiganes, ce portrait des Tsiganes, qui est tout à fait évocateur, qui est très positif.
Et d’un autre côté, dans toutes les littératures européennes, je dirais dans toues les têtes des Européens, il y a le portrait inverse, c’est-à-dire le Tsigane asocial, le voleur de poules, le voleur d’enfant, le cannibale, le fainéant, la personne à qui on ne peut pas faire confiance, etc. Et ça, on l’a aussi bien à Strasbourg qu’à Bucarest, à Moscou ou ailleurs. C’est un portrait qui est généralisé partout. Ce sont mêmes deux portraits qui se retrouvent partout : le Tsigane positif et le Tsigane négatif. Le gros problème, c’est que ce sont deux portraits trop parfaits, d’une certaine manière, qui ont un désavantage de dépeindre finalement des Etrangers. Finalement, ces gens trop parfaits ne se retrouvent pas dans nos familles, ne se retrouvent pas dans nos communes, ne se retrouvent pas dans nos villes. Ce sont des gens de passage, des gens soit à accueillir pour un temps, pour bénéficier d’une culture musicale et autre… et après, surtout parce qu’ils font des dégradations, ce sont des gens à évacuer. Le problème, c’est que les gens parfaits n’existent pas parmi les êtres humains et les Tsiganes ne sont pas des êtres parfaits.
La situation européenne actuelle.
En fait, alors, qui sont-ils ? Et bien, des gens comme vous et moi. Je vous l’ai dit tout à l’heure : pour la plupart, ce sont des Européens, Européens insérés localement ou régionalement, nationalement et pour certains, très rares aujourd’hui, internationalement. Mais, ce sont des gens de quelque part. Et c’est tout cela qu’il va falloir essayer de comprendre. Et c’est cela qu’il falloir tenter d’expliquer, et cela n’est pas une mince affaire. Cela va à l’encontre de stéréotypes qui nous ont été inculqués depuis notre naissance, pratiquement. Evoquer les Tsiganes, c’est d’abord évoquer une population extrêmement nombreuse : en Europe, entre dix millions et treize millions d’habitants. Cela n’est pas du tout négligeable. Dix à treize millions d’habitants qui sont répartis sur l’ensemble des pays européens, essentiellement en Europe centrale et orientale, avec des pays où il y en a beaucoup plus, le pays en ayant le plus étant la Roumanie avec deux millions et demi de Tsiganes. C’est une statistique qui n’est pas le fruit d’un comptage précis et qui est refusée par l’Etat roumain, qui minimise la présence tsigane mais qui ne peut aller en dessous de 450 à 500 000 quand même. Là, les Tsiganes occupent différentes strates de la société. On a des Tsiganes aussi bien parmi les intellectuels, les artistes, les militaires, et on a aussi des Tsiganes qui sont des travailleurs indépendants ou des personnes qui sont vraiment rejetés de la société, en grand nombre il est vrai. Mais, cette situation-là, que je pointe en Roumanie où ils sont très nombreux, on la retrouve absolument partout ailleurs : en Hongrie, 800 000 personnes, en Bulgarie, 800 à 900 000 personnes, 500 000 en Russie, 500 000 en Slovaquie, autant en Tchéquie, cela vous fait un très grand nombre de gens. En ex-Yougoslavie, il y en a plus d’un million également. Cela fait beaucoup de monde.
En Europe occidentale, ils sont beaucoup moins nombreux.
Sauf en France et en Espagne. En Espagne, c’est très important : le chiffre minimum qui est donné est de 600 000 personnes, ce qui rend les Tsiganes d’Espagne presque aussi nombreux que ceux de Bulgarie. Beaucoup sont sédentarisés dans ce pays-là. Le deuxième pays d’Europe occidentale qui compte un grand nombre de Tsiganes, est la France. Elle compte plus de 350 000 personnes, très difficile à évaluer avec précision, mais c’est un ordre de grandeur qui correspond à une réalité. En France, c’est un peu différent de beaucoup d’autres pays : il y a un rapport à la mobilité qui est plus important et qui s’enracine dans le passé. Rapport à la mobilité que vous trouverez un peu en Italie, un peu en Belgique, en Hollande, en Angleterre,…en Irlande. Donc, en gros, dans les pays voisins : en Allemagne, c’est 150 000 personnes, en Italie à peu pareil, en Belgique 15 à 20 000 Tsiganes qui vivent là depuis des siècles et à côté de cela un grand nombre de Tsiganes qui viennent des pays de l’Est, aujourd’hui.
Autre chose à importante à retenir pour ouvrir les yeux sur la réalité tsigane : c’est que ces dix à treize millions d’habitants sont très jeunes. La moitié de la population n’a pas 20 ans. Donc, c’est un espoir énorme pour la population elle-même et pour les peuples qui côtoient les Tsiganes. Aucun pays ne peut se passer d’une population jeune. C’est l’avenir.
Historique des Tsiganes en Europe.
Que peut-on évoquer en fonction de tout cela ?
On peut faire une Histoire « classique » en disant : « Voilà, les Tsiganes viennent de tel endroit…ils ont vécu tel ou tel événement, etc. », mais ce n’est pas sans danger. Ca correspond à une réalité, les Tsiganes viennent de loin, ils sont d’origine indienne… Le problème est que si on reconnaît cette réalité-là, on risque d’aller dans le sens de stéréotypes qui diront : « S’ils viennent de l’Inde, eh bien, ils n’ont qu’à y retourner ». La réalité est beaucoup compliquée que cela, parce que, si les ancêtres des Tsiganes viennent de l’Inde, ils ne sont pas les seuls ancêtres des Tsiganes. Il y a eu et aujourd’hui encore, il y a énormément de mariages avec des populations qui ne sont pas au départ des Tsiganes. Et c’est toujours, toujours le cas. Cela montre quoi ? Cela montre que, bien sûr, les Tsiganes sont des êtres humains, mais que d’un autre côté, si mariage il y a avec autochtones, c’est que, eux-mêmes, sont quelque part des autochtones et des gens avec qui il peut y avoir un ensemble de contacts. Et on va voir à travers tout ce qui va être dit qu’il y a beaucoup d’éléments qui renvoient à cette autochtonie et autant qu’à la différence.
Départ de l’Inde : on ne sait pour quelle raison. Il est possible que les ancêtres des Tsiganes aient été complètement « chahutés » ou bouleversés par les invasions musulmanes qui ont touché tout le nord-ouest de l’Inde entre le douzième et treizième siècle. Et à partir de là, il y a eu un voyage. Un voyage qui a pris deux siècles environ et qui a poussé ces gens vers l’Europe. Ils sont arrivés à Constantinople en 1150 (on a un document qui l’atteste). Ils sont donc « au bord de l’Europe » en 1150 et ce sont des gens qui sont déjà des activités étonnantes pour l’époque mais que l’on retrouve encore aujourd’hui : ce sont des gens qui soignent les animaux, les maquignons notamment, ce sont des gens qui font du cirque, ce sont des gens qui dansent, qui chantent…et qui disent la bonne aventure. Autant d’éléments qui sont encore aujourd’hui dans nos clichés. Les deux siècles qui ont été mis pour parcourir la distance entre l’Inde et l’actuelle Turquie montre que l’avancée de cette population est assez lente. Et cela montre qu’il y a, déjà, des contacts établis avec les populations locales. Ces contacts se révèlent dans la langue des Tsiganes. La langue des Tsiganes est, à la base, une langue proche du Sanskrit, c’est-à-dire la langue parlée dans le nord de l’Inde au 10ème siècle et bien avant ! C’est une langue sacrée. Cette langue est une « base » pour les Tsiganes, elle est un peu la « mémoire » des populations tsiganes. Cette langue contient notamment toute une série de mots sur la famille, sur l’environnement de l’habitat, sur les valeurs. Ce qui est tout à fait curieux, c’est qu’il y a des valeurs très importantes qui concernent les Tsiganes et qui ne sont pas nommées par des mots sanskrits et qui sont nommés par des mots qui ont été pris sur la route, par après.
Un premier mot qui est très important, c’est « bach » (prononcé à l’allemande), la « CHANCE ». La chance est une valeur centrale des Tsiganes, centrale ! Dans tous les groupes ! Et bien, ce mot « bach » vient du perse. Et puis, il y a d’autres mots comme, par exemple, des mots qui ont été pris dans le Caucase, auprès des populations arméniennes : le mot « vourdonne » qui veut dire la charrette et qui va devenir la « verdine » pour les Manouches, c’est-à-dire la roulotte. Un autre mot lié au voyage est le mot « rast », le cheval. C’est un mot qui vient aussi de l’Arménien. Dans certains groupes Roms, il y a des mots tout à fait importants qui concernent la famille : le mot « ranamic » (qui n’est pas connu des Manouches ni des Gitans) et qui veut dire, chez les Roms de Bulgarie ou de Roumanie : « beaux parents ». « Beaux parents », pas du point de vue des enfants par rapport aux parents mais du point de vue des familles qui s’allient quand il y a un mariage. Tous ces mots viennent d’autres régions que de l’Inde et cela est tout à fait important car cela signifie qu’il y a eu des contacts très étroits avec d’autres populations. Et cela ne va pas se terminer, car quand les Tsiganes arrivent à Constantinople, région où l’on parle le grec, ils vont s’y installer, bien sûr, mais aussi ils vont s’installer en Grèce proprement dite. Et c’est là qu’ils vont être appelés « Egyptiens » puisqu’ils s’installent dans une région de Grèce très riche à l’époque appelée « Petite Egypte » (En souvenir de la richesse de l’Egypte évoquée dans la Bible). Là, ils vont emprunter des mots essentiels à la langue grecque, et un de ces mots est « mélalo », mot qui signifie ce qui est sale. Cela est très important ! On considère souvent les Tsiganes comme des gens sales, malpropres, or eux sont très sensibles à faire la différence entre ce qui est propre et sale. Propre ou sale, ce n’est pas avoir de la terre ou de la graisse sur ses mains. C’est quelque chose de plus intérieur, de moral.
On voit donc à quel point que, quand on parle de culture tsigane, on doit parler d’emblée d’évolution de cette culture. C’est inévitable. C’est par les contacts avec les « gens du coin » que les Tsiganes renforcent des valeurs, qu’ils acquièrent des valeurs ou en perdent d’autres. Et ça, c’est une dynamique très, très importante.
Il me donc faut retracer quelques éléments essentiels.
Premier élément : ils s’installent donc en Grèce et cela pour environ deux siècles. Et ils prospèrent dans cette région-là. 1350 est une date clé puisque c’est un moment où les Tsiganes reprennent le voyage. Il y en a qui restent en Grèce, mais d’autres partent en voyage vers deux destinations. La première destination, c’est vers la Serbie. Et on a des chaudronniers qui arrivent en Serbie, des fabricants d’objets en métal…et d’après des descriptions, on voit bien que ce sont des Tsiganes qui viennent de Grèce. Ils arrivent là et s’installent en Serbie. Et puis, il y a une autre poussée qui va être tout à fait importante pour l’avenir des Tsiganes, c’est une poussée qui traverse la Bulgarie et qui arrive en Roumanie. Et là, en Roumanie, cette poussée est stoppée. Elle est stoppée par les possesseurs de l’époque, les « grands » de l’époque, les princes, les monastères, la noblesse qui vont utiliser la population qui arrive là comme esclave. C’est pour cela qu’il y a une population si importante en Roumanie. Et elle a été fixée. On est fixé, on reste donc sur place, on a des enfants, le nombre s’accroît. C’était une main d’œuvre disponible au profit des princes, des monastères et de la petite noblesse roumaine. Donc, quand on est fixé, soit on s’adapte à son sort pour « être tranquille », soit on se révolte de son sort et c’est ce qui va expliquer que beaucoup de Tsiganes vont tenter de s’en aller dès cette époque. Et ceux qui partent de la Roumanie ont alors encore de la force mais au fil des siècles d’esclavage, la force diminue. Les gens vont tenter de sortir de l’esclavage en s’installant dans les pays voisins. C’est ce qui explique pourquoi il y a autant de Tsiganes autour de la Roumanie, aussi. Et c’est de là que part un groupe vers le début du 15ème siècle, on est en 1415, et ce groupe s’en va à travers la Bohème (l’actuelle Tchéquie) pour arriver aux portes de la France en 1420. On les retrouve dans les villes flamandes aux alentours de 1419-1420, et puis d’autres familles arrivent par Mâcon (ils sont passés par la Suisse). Tous ces gens ont fait aussi un tour par les villes du nord de l’Allemagne, comme Hambourg, villes commerçantes et très riches à l’époque. Ce sont des gens qui passent par des endroits économiquement importants (la Flandre était très importante également). Il y a donc à peu près 4 ou 5 groupes (et certainement pas plus), (groupes composés d’une bonne centaine de personnes, homme, femme, enfants) qui voyagent très vite à partir de la Roumanie, à gauche et à droite, en Europe centrale et en Europe occidentale. C’est à partir de ce moment qu’on va avoir des groupes qui vont se singulariser les uns par rapport aux autres. Qu’ils restent en Roumanie, qu’ils s’installent en Bulgarie ou en Hongrie, c’est gens-là sont les ancêtres de ce qu’on appelle aujourd’hui les Roms. Tandis que ceux qui arrivent par la Bohème vont être appelés « Bohémiens » (comme ils se nomment eux-mêmes). A la question d’en savoir un peu plus, ces Bohémiens précisent qu’ils sont originaires de Petite Egypte et ceux qui se présentaient parmi eux comme des chef disaient : « On est des princes, des ducs, des comtes… » et le mot d’ « Egyptien » va rester pour qualifier les Tsiganes. Par exemple, on a encore, au siècle dernier, du côté de Baerenthal, Reiperswiller,…dans le nord de l’Alsace et en Lorraine, des Gens qui se font appelés toujours « Egyptiens ».
Ce sont les ancêtres des familles manouches qu’il y a par ici.
Le mot « Egyptien » va donner « Gyptanos », « Gitanos » en Espagne et en France « Gitan » et en Angleterre le mot « Gypsy ». Ce sont des mots différents qui renvoient à une même histoire. Les Roms s’installent donc en Europe centrale et orientale, et par ici (en Europe occidentale, NDLR), les groupes vont être soumis à des histoires différentes.
Très vite, quand ils arrivent en Espagne, ils vont être obligés ou bien de se sédentariser, ou bien de déguerpir s’ils veulent rester nomades. Et 1499, il y a les premières lois contre les Tsiganes, établies par Isabelle la Catholique et Ferdinand, alors souverains d’Espagne, qui fixent les populations tsiganes et qui vont les obliger à beaucoup de choses, notamment à perdre leur langue, à ne plus faire leur travail…ils doivent devenir des « gadjé », quoi…
Le terme « gadjé » ou « gadjo » est un terme qui vient du sanskrit, terme indien qui signifie l’ « homme qui est attaché à la terre ». En bref, le paysan. Donc, le Tsigane n’est pas le paysan. On verra après que c’est un homme qui travaille avec le paysan mais qui n’est pas attaché à la terre. Les ancêtres des Tsiganes qui sont obligés peu à peu de s’installer au contact des Espagnols puis des Portugais, sont des gens qui vont transformer un petit peu leur culture puisqu’ils vont être obligés de parler la langue du coin. Ils vont perdre la langue de leurs ancêtres indiens, tout en gardant quelques mots. Et ils vont acquérir une autre langue. Ca va les distinguer très fort des Roms de l’Europe centrale. Mais, d’un autre côté, en France, en Allemagne, en Angleterre, un peu partout dans les pays d’Europe occidentale, petit à petit, il va y avoir comme en Espagne, des lois qui vont aller contre la présence des Tsiganes. Mais alors qu’en Espagne la loi oblige le Tsigane à se sédentariser, ici les lois qui arrivent sont des lois qui excluent, rejettent les Tsiganes. Alors, ce qui va se passer est un peu curieux : à partir de 1501-1502, vous avez François 1er, en France, quelqu’un qui aime bien les Tsiganes, qui les invitent chez lui dans son palais. Mais, d’un autre côté, il est pris dans une logique de l’exclusion. Et il promulgue les premières lois contre les Tsiganes en France. Il rejette les Tsiganes hors de France. Cette façon de faire va devenir de plus en plus précise avec Louis XIV un siècle plus tard. Ces lois vont devenir de plus en plus importantes. Mais, la France cherche à s’étendre vers ses frontières naturelles par exemple, un fleuve, le Rhin, des montagnes, les Pyrénées, les Alpes, des forêts inaccessibles comme le canton de Bitche, Baerenthal, etc. Donc, vous avez la recherche de frontières naturelles et à l’intérieur des frontières, le roi cherche à stabiliser la population. Il stabilise la population et tous les gens qui ne veulent pas se stabiliser sont des gens mal vus. Cela est une bêtise, d’une certaine manière : le Tsigane bouge parce qu’il est rejeté, naturellement, mais c’est aussi parce que c’est son économie qui le pousse à se déplacer. Et c’est une économie qui sert. Qui sert les « gadjé ». La preuve est en Espagne. Quand on a en Espagne de 600 000 personnes à 900 000 personnes qui sont chassés depuis des siècles, cela montre que ce n’est pas la bonne politique.
Des Tsiganes deviennent des Manouches.
(Les Tsiganes en Alsace et en Lorraine)
Qu’est-ce qu’il se passe ici, en France ? Et bien, petit à petit, vous avez les populations tsiganes qui sont rejetées de la « France de l’intérieur », d’une certaine manière, vers l’Allemagne, qui n‘est pas pendant des siècles un état central (c’est le saint Empire germanique), en fait plus de 300 états qui ont chacun leur loi, chacun leur police, etc. Les Tsiganes qui arrivent là sont rejetés aussi ! Mais, ils peuvent passer très facilement d’un petit pays à l’autre, là-bas. Et au contact des populations allemandes, ces Tsiganes qui ont une langue issue du sanskrit avec des mots grecs vont intégrer beaucoup de termes allemands. Et aussi une façon de parler qui va les rendre différents de la façon de parler des Roms ou des Gitans. En Allemagne, le problème est que l’on rejette les Tsiganes comme en France. Petit à petit, les populations tsiganes vont s’installer là où on les rejettera le moins : sur la frontière naturelle. Et si vous avez beaucoup de Tsiganes qui vivent en Alsace et en Lorraine, c’est simplement que pendant des siècles cette frontière naturelle est difficile d’accès. Et à partir de là, les Tsiganes vont voyager à gauche, à droite. Mais ils font pareil dans les Alpes où, à partir de là, ils vont vers l’Italie…dans les Pyrénées aussi. Donc, au cours des siècles, on a des grosses concentrations de populations tsiganes aux frontières. On leur laisse, en gros, la paix. Et la chose est tout à fait étonnante parce que, officiellement, les Tsiganes sont rejetés mais dans la réalité, beaucoup de documents montrent que sur le plan local, il y a parfois du rejet et parfois des connivences et des contacts étroits avec les Gadjé locaux. Le simple exemple qui concerne l’Alsace et la Lorraine est intéressant. A la veille de la Révolution française, il y a des Tsiganes qui se sont habitués à vivre en Alsace, en Lorraine, autour du Rhin…et qui vont devenir ces Sinti ou Manouches. Toutes les familles qui se retrouvent un peu partout en France ou ailleurs ont des ancêtres qui vivaient dans les Vosges du Nord. Et à la veille de la Révolution française, ils sont persécutés du côté de Sarrebruck, donc en Allemagne. Ils ont une délégation. Ce sont des familles que vous connaissez tous : Familles Reinhardt, Weiss, Hinterstein, Lafortel , Laberger, toute une série de familles qui font une délégation pour aller vers le roi de France et demander à avoir la paix, à enfin n’être plus chassés , à pouvoir s’installer. Entre temps, le roi de France va être un peu « raccourci », c’est la Révolution, et les Tsiganes vont rester sur place. Ils ne restent pas par hasard ; ils restent dans une région où ils avaient déjà des habitudes : La famille Hoffmann, par exemple, qui avait de la famille à Reiperswiller depuis des siècles. Et ils ne s’installent pas comme des marginaux ! Si vous allez consulter les archives de ces régions-là, si vous regardez l’état civil de ces communes, vous allez vous rendre compte que ces familles tsiganes étaient des « familles du coin ». Des familles qui habitaient dans des maisons en pierre, au centre du village, avec des numéros. Ce n’étaient du tout des marginaux. Ce sont des familles qui avaient des contacts. Qui montraient qu’ils étaient des travailleurs indépendants, qui faisaient du commerce, qui faisaient de l’artisanat et, en terme de culture, qui étaient des artistes, notamment, beaucoup étaient des musiciens. Et ces gens s’installent dans les villages. J’évoquais Baerenthal, tout à l’heure, j’ai toujours plaisir à évoquer un certain Joseph Doerr, famille Doerr. Vous avez de grands musiciens tsiganes, des Manouches qui sont dans les Pyrénéens, qui sont des Doerr. Et bien, ce Joseph Doerr est pour moi un emblème parfait. C’est intéressant. En effet, dans les états civils, que dit-on ? On dit de lui qu’il était bourgeois, musicien, Egyptien de Baerenthal. Non seulement, il est musicien comme les Manouches de l’époque, mais aussi on insiste sur « Egyptien », donc Tsigane et on dit « bourgeois ». Cela veut dire quelqu’un de reconnu, un citoyen local. Et ça n’est pas exceptionnel. On va les retrouver dans beaucoup d’endroits, ces qualificatifs. Arrêtons de penser que les Tsiganes sont des étrangers qui n’ont pas de racines, qu’on va accueillir parce qu’ils sont du voyage et puis, voilà ! Ils sont en voyage, sans doute, mais ils sont aussi des « gens du coin », et cela est très important. Il faut opérer une révolution mentale pour s’ouvrir à cette réalité-là. La preuve est qu’un Tsigane d’Alsace, un Manouche d’Alsace n’a pas grand-chose à voir, quand vous le regardez comme ça, avec un Rom de Bucarest ou avec un Gitan de Grenade. Alors, quand on va chercher, on va se dire : « ah, oui ! Il y a des valeurs communes, des choses pareilles ! » Mais, en fait, un Manouche d’Alsace, c’est un Alsacien ! Un Gitan de Grenade, c’est un Espagnol d’Andalousie ! Un Rom de Bucarest, c’est quelqu’un qui a les soucis, qui a la vie, la culture des gens de Bucarest. Et il faut comprendre ça, non parce que ce serait des gens qui « suivent », qui n’ont pas d’autonomie, non ! C’est normal que ce soit comme ça. Imaginez des gens qui soient musiciens depuis l’Inde jusqu’ici. Ils arrivent en Roumanie, et puis en République tchèque, et puis en Alsace, et en Normandie…et ils vont encore plus loin : les populations qu’ils rencontrent, ce sont des populations très différentes les unes des autres. Ce ne sont pas les mêmes cultures. Si vous voulez faire de l’argent, vous ne pouvez pas imposer une culture de l’Inde. Et voilà, au contraire, la culture des Tsiganes : savoir ce qui convient et servir la culture d’accueil. Et c’est cela qui change les gens les uns par rapport aux autres. Car ceux qui s’intègrent dans la musique des Balkans, par exemple, ont un fond culturel qui vient de l’Inde, mais ils sont très adaptés à cette population balkanique. Ceux qui s’intègrent ici, en Alsace, c’est pareil. Ils ne vont pas faire la musique des Balkans. Pendant des siècles, lorsque les communes étaient centrées sur elles-mêmes, ils vont jouer la musique qui plait aux « gens du coin ». Cela devient leur musique à eux aussi.
Vous voyez donc des formes d’insertion un peu à gauche et à droite. J’évoque l’insertion à Baerenthal, mais on pourrait dire à Wingen (sur Moder), à Reiperswiller, à la Petite Pierre…tous les Manouches vivent dans ces régions-là au début du XIXème siècle, à la Révolution française, pratiquement, pendant l’Empire napoléonien et après. Et petit à petit, en 1830, ils commencent à sortir de là. Ils commencent à partir, par exemple, vers la région de Bordeaux, vers Paris, Lille, la Hollande, l’Allemagne…Ils repartent peu à peu de là et certains vont aller jusqu’en Espagne, d’autres vont aller jusqu’en Italie. Certains vont aller jusqu’en Argentine, jusqu’en Amérique. Il va y avoir parmi les Manouches de grands déplacements, dès 1830. Et puis, encore en 1850, d’autres familles s’en vont. Et puis, en 1870. Cette année-là, c’est la guerre entre la France et la Prusse. La Prusse gagne. La France perd l’Alsace et la Lorraine. Et il y a toute une série de familles qui ont la possibilité de quitter l’Alsace (c’est dans le protocole de paix entre les deux états). L’Alsace devient allemande mais il y a des familles qui peuvent choisir la France et dans ces familles il y a beaucoup de Manouches qui s’en vont. Et donc, vous voyez des mouvements de population, au XIXème siècle, assez importants.
Les mouvements de population à partir de 1830.
En Espagne, il y aussi des mouvements de population à partir de 1830. Il y a des Gitans catalans qui vont arriver à Montpellier, qui vont arriver à Bocquère, Tarascon, Avignon, Toulouse…Ils s’installent peu à peu dans le sud de la France et à partir de là, ça va bouger. Il y a d’autres Sinti, des Sinti piémontais qui se sont installés du côté de Nice, dans les Alpes, un peu partout et qui commencent à reprendre le voyage également. Et tout cela va se croiser sur les routes de France et aussi dans d’autres pays. Cela fait que l’on va avoir un renouvellement des populations tsiganes. En plus, à partir de 1868, des Roms venus de l’est arrivent pour la première fois en France et un peu partout en Europe occidentale ; certains vont aller en Amérique du Sud…de grands voyageurs arrivent qui vont rester ici. Quand on dit, aujourd’hui, qu’il y a des Roms qui viennent de Roumanie ou d’ailleurs, ce n’est pas la première fois puisqu’on les voit arriver vers la fin du XIXème siècle. Et ils s’installent aussi à Strasbourg ! Vous avez des Roms ici qui sont installés depuis des dizaines et des dizaines d’années et qui n’ont pas attendu l’époque communiste. Le XIXème siècle est très important dans l’Histoire des Tsiganes à cause de ce grand mouvement de population à travers toute l’Europe. Cela correspond à des données historiques qui ne sont pas propres aux Tsiganes. En fait, il faut savoir une chose : l’Europe, après l’épopée napoléonienne tente de se refaire petit à petit. Il va y avoir une série de nations qui apparaissent. En 1830, vous avez la Pologne qui apparaît. Vous avez la Belgique qui apparaît. Vers 1850, vous avez l’Italie qui commence à se former. L’Europe nationale « se fabrique » par ci par là. Vous avez de grandes batailles : entre la France et la Prusse, entre la Prusse et l’Empire de l’Autriche-Hongrie qui va perdre comme la France face aux Prussiens. Et le fait que cet Empire dominant perde face aux Prussiens va entraîner le départ de beaucoup de familles tsiganes qui travaillaient avec l’armée austro-hongroise et ce sont ceux que les Manouches appellent les « Hongrois ». Ce sont ces gens-là qui travaillaient avec cette armée qui arrivent ici, les hommes habillés comme des hussards…Ils étaient des auxiliaires de l’armée et se retrouvent donc libres après la défaite.
Il y aura encore d’autres mouvements : des Tsiganes qui viennent de Turquie, de Bosnie… au début du XXème siècle. Ce sont des montreurs d’ours, des montreurs de singe et on les voit un peu partout. Cela fait beaucoup de monde et tous ces mouvements-là vont inquiéter les autorités. Parce qu’il y a d’autres mouvements, qui ne sont pas des mouvements de Tsiganes, mais des mouvements de Gadjé. Il y a des Gadjé qui vont subir des crises économiques très dures dans l’agriculture et qui vont se mettre à voyager. Mais pas comme les Tsiganes qui voyagent en famille. Les Gadjé voyagent comme individus. Mais tout cela paraît « menaçant » et on a besoin de main d’œuvre pour les industries qui commencent à devenir importantes au XIXème siècle. Donc, pour les Gadjé, pour les autorités, ce qui est important, c’est de fixer les populations. On avait déjà ça avec les Rois auparavant, mais il faut « refixer » les populations pour les envoyer travailler en usine. On fixe tant bien que mal les populations et on fabrique les stéréotypes : les vagabonds.
Les vagabonds, c’est épouvantable ! C’est un danger social. Si il y a un viol quelque part, ce n’est jamais à cause des Gadjé, c’est toujours à cause des vagabonds. Il y a des procès retentissants au XIXème siècle. Tout cela vise à provoquer une peur par rapport à la mobilité. La mobilité ne convient pas, à l’époque, pour les industries. Cela fait peur à la bourgeoisie et il faut l’arrêter d’une manière ou d’une autre.
Mais arrêter des individus, c’est une chose. Arrêter des familles, des Tsiganes, c’est autre chose. Pour les Tsiganes, petit à petit, il y a un mauvais sort qui s’acharne. Il y a un rejet qui commence à s’affirmer. Mais quel type de rejet ? Et bien, on se méfie d’eux. On les considère de plus en plus comme des Etrangers, des Etrangers dont on a peur et qu’on suspecte être dirigés par un roi dont on ne sait pas trop où il habite…on croit qu’il est en Suède (ce sont des documents de police qui l’affirment…) Ce ne sont que sottises mais il y a une peur. Tous les pays qui s’établissent dans des frontières et qui s’y fixent ont toujours la crainte qu’un élément ne vienne déranger cette fixation.
Des premiers recensements aux camps de concentration.
Les Tsiganes vont faire l’objet de discours de plus en plus à leur encontre, qui les dépeignent comme des gens dangereux et ils vont faire aussi l’objet de plus en plus d’enquêtes. Et en 1895, le 25 mars 1895, il va y avoir un gigantesque recensement à l’échelle française et aussi, par la suite, dans les pays voisins. Le même jour, toutes les brigades de gendarmes vont contrôler, dans toute la France, qui est sur le voyage et ils vont constituer des dossiers. Des dossiers de famille, des dossiers individuels. Ces recensements (qui n’ont pas eu lieu en Alsace alors sous domination prussienne. Cependant, d’autres formes de recensements ont été faits par l’Allemagne puisqu’on sait qu’il y avait de très nombreux Tsiganes à Strasbourg, de très nombreux Tsiganes à Château-Thierry) ces recensements, donc, sont de plus en plus précis et cela est tout à fait intéressant car c’est le départ d’une volonté politique de stigmatiser cette population et de la contrôler de façon très précise. Cela va mettre, à partir de 1895, une quinzaine d’années mais on va arriver en 1912 à la mise en place des carnets anthropométriques qui sont des carnets portés par chaque individu de 16 ans et plus, qui sont accompagnés de carnets de famille. Le chef de famille a un carnet sur lequel sont indiquées toutes les personnes qui voyagent avec lui, et sur lequel on indique les roulottes dans lesquelles la famille est installée. Vous avez donc un très grand contrôle. Ce contrôle est également lié à des contacts avec la gendarmerie. Tous les mois, il y a un contrôle systématique : vous arrivez quelque part, il faut aller dans le bureau de la gendarmerie le plus proche pour se signaler. Mais en même temps, quand vous entrez ou sortez d’une commune, vous devez présenter votre carnet anthropométrique. Autant dire que c’est une population qu’on s’imagine être inconnue mais qui est très connue des forces de l’ordre. Ce système-là va durer jusqu’en 1969.
Aujourd’hui, il est remplacé par des carnets de circulation. C’est un peu moins contrôlé, mais le système est toujours là.
Et puis, il y a des Tsiganes qui vont combattre durant la Première Guerre Mondiale, soit pour la France, soit pour l’Allemagne ou l’Autriche, ou que sais-je…On n’en parle pas trop et cela fonctionne vaille que vaille. Mais avec la montée du nazisme en Allemagne, et avec la montée de forces d’extrême droite et le fascisme, un peu partout, la situation des Tsiganes va dégénérer en Europe et notamment dans nos régions (Alsace, Allemagne, NDLR). Les tableaux qui vous sont présentés à l’extérieur (panneaux informatifs du MRAP, sur l’Histoire des Tsiganes, NDLR) disent qu’en 1940 vous allez avoir des terrains de concentration, pratiquement, en France, des camps d’internement. En fait, c’est en 1939 que cela commence et jusqu’en 1946. Et que met-on là ? Tous ceux qui ont des carnets anthropométriques !
Tous ceux qui, de près ou de loin, ont une tête de Tsigane. Quand vous regardez cinq Tsiganes, aucun n’a la même tête. Mais les stéréotypes sont très présents et c’est vraiment au coup par coup, parfois… C’est irrationnel : quand on regarde le détail des choses, c’est en fonction de l’image que l’on a des Tsiganes ou pas qu’on attrape les gens ou pas. On ne sait pas ce qui s’est passé. C’est une souffrance dans le silence. Lors de contrôles, il y a des gens qui disparaissent et dans d’autres cas, il y a des gens à qui, au contraire, parce que leur nom est un nom allemand, on va dire : « Vous n’avez rien à faire dans ce train », dans ce train qui va à Auschwitz, « Sortez de là ». Vous voyez, c’est très irrationnel. Par contre, et au-delà de l’irrationnel, il y a un système d’exclusion à caractère racial qui s’est mis en place, qui va faire en sorte que les Tsiganes vont subir un « sacré coup » au cours de la Seconde Guerre Mondiale. En France même (sauf dans la région de Strasbourg qui est allemande), il ne va pas y avoir de camps de concentration comme Auschwitz, par contre, il va y avoir 70 camps d’internement, 70 camps d’internement !
Entre 1939 et 1946 : deux après la fin de la guerre, les camps d’internement existent toujours. Vous voyez que cette idée selon laquelle le Tsigane est un être asocial et un individu dangereux s’est fabriquée petit à petit, mais c’est surtout au XIXème siècle… Contrairement à ce qu’on voit sur le plan local où ils sont bien intégrés, cette image de l’exclu est là et les lois contre les Tsiganes sont de plus en plus fortes. Et débouchent sur le drame de la Deuxième Guerre Mondiale, drame difficile à chiffrer parce que, d’abord les Tsiganes ne portent pas un mot sur leur front qui dit « Je suis Tsigane », parce que ces gens d’un pays à l’autre occupent des positions sociales très différentes, parce qu’en France, seuls sont repérés comme Tsiganes ceux qui ont un carnet de circulation. Et comment faire la différence entre Espagnol de teint et un Tsigane ? Et entre un Italien et un Sinti ? Ce n’est pas toujours facile, ce n’est pas comme ça que cela fonctionne. Ce système-là ne va pas aller beaucoup plus loin. Mais 500 à 600 000 Tsiganes vont mourir durant la Seconde Guerre Mondiale, beaucoup en camp de concentration et les autres parce que leur village va être tout simplement rayé de la carte. En Europe centrale et orientale essentiellement. Et ils sont éliminés comme on élimine les hameaux ou villages juifs. Ce sont les Ensatzgruppen, des groupes de la SS qui sont spécialisés dans ces affaires-là. On évalue le nombre de victimes à 600 000. Cela veut dire le tiers des Tsiganes recensés. Il y avait donc 1 800 000 Tsiganes recensés en Europe, ce qui signifie qu’il devait y en avoir plus. Ce qui signifie que toutes les familles Tsiganes ont été touchées par ce phénomène-là et cela a été très, très fort pour elles, très, très dramatique.
Le difficile redressement des Tsiganes après 1946.
On le voit en France après la Deuxième Guerre Mondiale : c’est une population qui va avoir du mal à reprendre le voyage, d’une certaine manière. Par exemple, beaucoup de gens qui ont été forcés de s’installer dans les camps d’internement, à Poitiers, à Montreuil-Bellay, à Orléans, un peu partout en France et ils ont beaucoup souffert dans ces camps-là… et bien, après la guerre, on ne les voit plus voyager partout. Il y a bien des familles qui reprennent le voyage mais la plupart s’installent dans la région du camp. Ils ont eu leurs morts là-bas, ils restent, ils s’installent. En Europe de l’Est, le communisme s’installe. Le régime communiste estime qu’être Tsigane au XXème siècle, c’est une aberration, c’est une folie. C’est à cause de la bourgeoisie qui avait exploité ces gens ou qui les avait rejetés que les Tsiganes sont toujours différents des Gadjé. Les communistes estiment qu’il suffit de faire rentrer les Tsiganes dans le système de travail socialiste pour devenir des ouvriers ou des gens qui vont travailler dans les fermes collectives, pour que cela suffît à faire disparaître leur spécificité. Cela ne va pas suffire puisque les Tsiganes ne sont pas seulement des gens exclus, ce sont aussi des gens qui ont une culture, qui ont une force… Mais cela va tout de même amener les Tsiganes dans une dynamique tout à fait nouvelle : celle de devenir des prolétaires. Et parmi ces prolétaires, il va y avoir un minimum de gens (mais par rapport à l’Europe occidentale quand même un grand nombre de gens), qui vont pouvoir aller à l’école, qui vont parfois aller à l’université et cela va changer la donne, complètement. En plus, il y a dans les pays de l’Est un autre élément qui va changer la donne : c’est la Yougoslavie. Maintenant, c’est un pays qui « s’est cassé la figure », complètement. A l’époque de la guerre froide, c’est un pays qui fait partie des non-alignés. Un peu comme l’Inde. Et il va y avoir des contacts entre la Yougoslavie, où il y a un million de Tsiganes, et l’Inde. Quand Tito fait venir Indira Gandhi, il lui présente les folklores des peuples de la Yougoslavie et les Roms, qui ne sont pas autonomes, servent les folklores serbes, bosniaques, de la Macédoine… mais à travers tous ces folklores, ce sont avant tout des Roms qui s’expriment. Et apparaît une force culturelle qui touche Gandhi et qui dit à Tito : « Mais on a aussi cela chez nous ! ». C’est peut être un détail, mais dans les années 1870, vous avez un mouvement tsigane qui émerge à partir de la Yougoslavie. On se rend compte, petit à petit, qu’il y a cette Inde lointaine, qui est la racine du peuple, d’une certaine manière. Et il y a ces universitaires, ces gens qui possèdent l’écrit, qui ont été à l’école et qui ont une autre façon de se voir, une façon collective de se voir. Cela va amener à toute une dynamique politique de revendication qui émerge de la Yougoslavie et des autres pays communistes par la suite.
En Europe occidentale, cela ne se passe pas comme ça. En France (mais c’est un peu comme ça dans les pays voisins), vous avez le phénomène des villes nouvelles dans les années soixante. Pourquoi villes nouvelles ? Pas seulement parce que l’agriculture devient de moins en moins importante, mais d’un autre côté, les industries deviennent de plus en plus importantes, les industries, c’est en ville, et aussi tout le secteur tertiaire (administrations, commerces…) et tout ça pousse les gens des villages à venir s’installer en ville. Les Tsiganes sont des gens qui vivaient la plupart dans les campagnes au contact des Gadjé. Et quand il n’y a plus de Gadjé, ils se disent : « On ne va pas rester comme des loups, dans les bois ! ». Alors, ils vont vers les Gadjé aussi et on assiste à des regroupements de familles tsiganes vers la ville. Et ces regroupements, cela change tout. Il y a toute une clientèle en ville et ce n’est plus la peine de courir à gauche et à droite pour aller au contact de cette clientèle. Elle est presque sur place. C’est une autre façon de voir : on n’abandonne pas le voyage, on n’abandonne pas sa mentalité, et l’habitude de vivre à un endroit s’allonge, ça devient une nouvelle coutume que d’ « être du coin ». C’est une tout autre dynamique et tout autre que dans les pays de l’Est. On ne s’attendait pas à ce qu’il y ait des regroupements de caravanes autour des villes et parfois même, cela entraîne des petits drames locaux. Vous avez, par exemple, dans l’Essonne, près de Paris, vous avez des gens qui vivaient à la campagne, pas tellement loin de la ville, près de Paris, dans leur caravane, qui ne bougeaient plus tellement car ils avaient la ville pour travailler à côté. Mais petit à petit la ville s’étend, s’étend, s’étend, puis finalement, les Tsiganes se retrouvent entourés de maisons de Gadjé, de HLM… et tous ces gens des HLM, qui ne sont pas du coin et qui s’installent en toute légitimité, voient les Tsiganes et disent que c’est des Etrangers, ces gens-là ! Et c’est un système que vous avez un peu partout. En Alsace, je ne le relève pas… mais Mertzwiller, etc.… vous avez des situations analogues. C’est une toute nouvelle problématique qui apparaît.
Le développement associatif.
Et il va y avoir peu à peu le monde associatif qui va se développer, soit pour prendre la place des Tsiganes qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer face aux Gadjé, soit qui va travailler avec les Tsiganes et parfois, des associations tsiganes. Alors, cela va se développer petit à petit et aujourd’hui, il y a un monde associatif, après les querelles… il y a de plus en plus de relations étroites entre les associations de Gadjé et les associations tsiganes et c’est quelque chose qui va évoluer. Le monde associatif qui s’installe peu à peu, c’est quand même lié à la Deuxième Guerre Mondiale. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, vous avez donc des regroupements de Gens du Voyage dans les camps d’internement et, dans ces camps, il va y avoir une prise de conscience qui vient notamment des aumôniers qui sont sur le terrain. Ces aumôniers travaillent peut être individuellement, juste au contact mais n’ont pas beaucoup d’envergure pour voir les choses en grand, mais il y a quand même parmi eux quelques personnages hors du commun : je pointerais celui qui est à la base de pas mal de choses, c’est le père Fleury. C’est un Jésuite qui n’avait aucune idée de ce que pouvait être les Tsiganes et qui, simplement parce qu’il était amené à travailler à Poitiers, a reçu comme ordre de la part de ses autorités religieuses d’aller faire le catéchisme sur le terrain de Poitiers, le camp d’internement de Poitiers. Alors, il va faire son catéchisme, sans aucune préparation. Il était même très strict vis-à-vis des jeunes Manouches qui étaient là et après quelques mois, il se rend compte que sur le terrain, il n’y pas que des Tsiganes, il y a aussi des Juifs. Et les Juifs sont de plus en plus maltraités par les autorités allemandes. Et les Juifs étaient visités par un rabbin de Poitiers jusqu’au moment où le rabbin est interdit de visite. Alors le rabbin va demander au Père Fleury d’aller vers les familles juives pour leur porter secours, ce qui n’était pas permis par les Allemands. Alors, ce sont les familles Manouches qui vont l’aider à entrer sur le terrain. Et à partir de là, il va y avoir une connivence qui va faire en sorte que le Père Fleury va être attiré par ces familles tsiganes, et il va se battre bien après la guerre pour ses familles-là. Il y a des personnages fabuleux qui sont en contact avec les Tsiganes, ce qui veut dire aussi que les Tsiganes sont eux-mêmes des gens fabuleux. Le père Fleury, c’est quelqu’un qui va être considéré comme un juste parmi les nations par l’Etat d’Israël. Il va être décoré par la résistance communiste et il va être le premier aumônier des Gens du voyage. Ce sont des personnages clé, mais ce n’est pas parce que des personnages comme cela existent que tout change et que tout devient positif. C’est un très long combat qui est en train d’être mené.
La culture tsigane.
Je veux enfin ajouter : si on veut parler de culture tsigane proprement dite, il y a deux façons de parler de la culture. Ou bien, on parle de cette culture en termes matériels, en disant : « Et bien, voilà, la culture, c’est la musique, c’est le jazz manouche, ceci, cela… » . Ou bien, on peut parler de la culture comme étant une affaire plus subtile, une affaire de mentalité, de modes de vie, de valeurs. C’est sur ce deuxième aspect que je voudrais lancer quelques idées. Qu’est-ce qu’on peut dire qui caractérise le fond du monde tsigane ? Beaucoup de choses et je vais certainement en oublier. Mais, au moins trois choses : une façon de voir qui est économique, une façon de s’organiser en société avec la famille comme élément central (pas la famille réduite aux parents et aux enfants) mais la famille nombreuse, élargie qui intègre les grands parents, les cousins,…et encore pas tout le monde mais tous ceux qui sont là, c’est une famille dynamique. Et puis, enfin, un ensemble de deux ou trois autres éléments comme des valeurs sur lesquelles on reviendra.
Brièvement, l’économie tsigane.
Vous savez, quand on a des stéréotypes sur les Tsiganes, qu’est-ce qu’on dit ? « Qu’est-ce qu’ils font ces gens-là, à part le vol ? ». C’est assez malheureux, mais toutes les sociétés en Europe ont cette même question. « Qu’est-ce qu’ils font ? », comme s’ils n’avaient pas l’habitude de travailler. Ce qui intéressant, c’est de remarquer qu’il y a des façons de travailler chez eux. Je l’ai évoqué rapidement tout à l’heure, ce sont des artistes, des artisans, des commerçants. La plupart du temps, au cours de l’Histoire et encore aujourd’hui, quand cela fonctionne bien, ce sont encore ces activités qu’ils mènent mais sur le mode de la mobilité. Ils bougent pour travailler. Le travail, ce n’est pas une façon d’être qu’ils ont découvert en arrivant ici en France. C’est une chose qu’il y a dans leur mentalité, dans leur valeur, depuis des siècles. Il y a un mot qui vient du sanskrit et que l’on retrouve chez tous les Tsiganes, selon la façon de le prononcer, c’est « boutier », le travail, c’est « boutier ». Les Manouches ont cette façon de parler. Ils parlent d’un travail : « boutier ». Mais ce n’est pas tout. Ce qui compte, c’est la façon de faire ce travail. Et cela dépend des familles, des familles ont gardé ces mots. Il y a trois mots pour parler du travail, trois mots chez les Manouches : « boutrova », « chafrepen » d’origine germanique pour le travail des Gadjé et puis « menguepen » et cela est très intéressant pour comprendre la mentalité des Tsiganes, une mentalité qui a passé les siècles et qui est encore là, bien dans les familles. « Menguepen », « je demande », « la demande ». Regardez comment ça marche le travail des Tsiganes et cela vaut pour tous les groupes. Pour travailler, on ne se contente pas d’être dans un bureau ou dans sa caravane, sans bouger : on se déplace ! On va demander ! On va vers les Gadjé ! On ne va pas vers d’autres Tsiganes. On va vers les Gadjé parce que c’est vers les Gadjé qu’on va avoir de la ferraille, qu’on va avoir es meubles à acheter ou à prendre, qu’on va avoir de la musique à faire, etc. On doit se parler. Il faut sortir de sa famille pour aller travailler vers les Gadjé ? Dans ce travail, il y a donc une dimension importante qui est celle de la mobilité. On se déplace. On se déplace, mais pourquoi faire ? Quand vous êtes dans un bureau, vous avez votre salaire, vous avez votre contrat qui fixe ce que vous avez à faire, vous avez votre paie en fin de mois. Donc, les choses sont organisées. Mais quand vous êtes Tsigane, que pouvez-vous faire ? Vous allez au jour le jour travailler. Ce qui fait que, peut être, vous rencontrez quelqu’un qui va vous vendre un meuble…qui va vous dire de revenir demain…au jour le jour, on peut nuancer, on sait ce qu’on doit faire sur quelques jours mais, en gros, c’est chaque jour qui va offrir ou ne pas offrir quelque chose. Il faut avoir une mentalité vraiment optimiste : imaginez que vous fassiez du porte à porte. Si vous êtes rejetés à la première maison puis à la deuxième maison, puis à la troisième maison, puis à la quatrième…en bout de course vous allez vous pendre, si vous n’avez pas pris une attitude optimiste en disant : « Bon, on va voir ce qu’on peut faire. Bon, on va le faire…on verra » Et si on le fait, alors il y a quelque chose d’important qui joue, c’est la chance. On a eu la chance. Même si on sait réfléchir, si on sait s’organiser… il y en a qui sont plus intelligents que d’autres, malgré tout, ce n’est pas sur le coup de l’intelligence que l’on met la réussite du travail, c’est sur le coup de la chance. La chance est très importante. Et la chance est tellement importante, et ce que les Tsiganes font souvent, le plus souvent, c’est de se souhaiter de la chance. D’un autre côté, on ne doit pas travailler pour « réussir son coup ». On ne peut pas travailler en disant : « Je vais faire de la ferraille. » ou « Je vais faire de la musique. » Parce que, si à la fin de la journée vous n’avez pas eu la chance de faire de la musique, vous n’avez rien. Il faut être ouvert aux situations, c’est-à-dire qu’il faut être flexible, il faut être polyvalent. Il faut pouvoir prendre ce qui est là. Et cela est très important : c’est une intelligence. Et cette intelligence économique-là réussit, pas tous les jours certes, mais c’est quelque chose de fondamental. Et cette intelligence n’est pas apprise à l’école. Elle est apprise dans la famille. Et la famille est très importante parce que ceux qui vont travailler ensemble sont tous des parents. Et ils vont travailler en se déplaçant vers les Gadjé.
La famille est centrale car c’est là que les adultes vont devenir les hommes et les femmes reconnus du groupe. Ils sont reconnus comment ? Ils sont reconnus à partir du moment où ils sont mariés et à partir du moment où ils font des enfants. Et le grand nombre d’enfants sera l’expression de la réussite, d’une certaine manière. C’est tout à fait important. Un Manouche, par le mariage, il devient « Rom ». Sa femme devient « Romni », des mots de la langue manouche. C’est un élément central d’identité. On est reconnu. Et les enfants, qui sont les bienvenus, ce sont les véritables rois (c’est très rare de voir des enfants maltraités chez les Manouches et dans les autres groupes, mais cela peut arriver comme partout), sont très bien traités dans leur groupe. Et cela n’est pas une affaire de morale, c’est une affaire d’éducation. On va prendre grand soin des jeunes enfants qu’ils soient garçons ou filles. L’enfant a faim : on lui donne à manger. Il veut dormir : il dort. Il ne veut pas dormir à 11 heures du soir et bien ! Il ne dort pas à onze heures du soir. Il veut dormir à 3 heures de l’après-midi, alors il dort à 3 heures de l’après-midi. L’important n’est pas de dire que c’est une éducation « bordélique » (excusez-moi l’expression), le problème c’est d’être attentif aux besoins de l’Enfant. Il a faim : on lui donne à manger. Il a soif : il boit. Il veut dormir : il dort. Ce sont des besoins élémentaires. Ce sont les besoins de base de l’être humain. Et petit à petit, quand vous êtes dans une famille comme ça vous avez un état d’esprit qui se développe très fort. Vous n’êtes pas soumis à une discipline stricte (tu mangeras à telle heure, tu dormiras à telle heure…), non, vous êtes soumis à une autre discipline, plus flexible, et en même temps , on est sûr d’être plongé dans une famille où on aura, à l’égard de soi-même, beaucoup d’empathie. Les parents mais pas seulement, tous les membres de la famille, les amis… sont très ouverts vers l’enfant et l’entoure d’affection. Le petit qui vient au monde est embrassé par tout le monde et il n’y a pas de problème de pédophilie (cela peut néanmoins arriver, les Tsiganes sont des êtres humains comme les autres…) ou des choses comme ça… Ce qui est fort, c’est ce groupe qui accepte l’enfant. Et ce groupe, ce n’est pas tous les Tsiganes du monde, c’est la famille élargie, tous ceux qui sont là côte à côte, soit en maisons soit en caravanes. Et là, l’enfant qui grandit dans cette famille a une vision intéressante des choses : il sait là où il est bien accepté, là où il est aimé, et bien vite il se rend compte qu’en dehors de ce groupe-là, il y a le danger, la loi, la différence, la dureté, le monde extérieur, les Gadjé. Et petit à petit, il va être éduqué dans ce double système : un système où il est aimé en famille et un système où il y a les Gadjé, etc.
Peu à peu, il va y avoir des différences qui vont se faire entre le jeune homme et la jeune fille. Le jeune homme va suivre la voie de son père, et encore… cela dépendra des familles, cela dépendra des métiers. En règle générale, on ne veut pas trop le pousser. S’il ne veut pas trop travailler, il ne travaillera pas trop, puisque l’essentiel, c’est de l’aimer. Ce n’est pas tellement de le pousser à travailler. Mais, en fait, il est poussé peu à peu par la dynamique du groupe à faire comme son père. Cela dépendra d’un groupe à l’autre, mais on le verra dans certains groupes où on est très pauvre, on n’a pas de quoi se marquer, se montrer, mais dans d’autres groupes, vous verrez des petits enfants des petits garçons de cinq, six ans qui sont habillés comme des princes, qui sont les rois et qui ne font rien. Sauf paraître. Ils paraissent. Et à côté d’eux, vous avez les jeunes filles (les garçons ne sont pas bêtes, ils voient quelles sont les valeurs dans le groupe…). Chez les jeunes filles, vous avez une éducation plus stricte qui opère assez rapidement. La jeune fille est poussée pour devenir comme sa mère, elle va aider la sœur aînée qui aide la mère, elle rentre dans une autre dynamique et, en même temps, on lui apprend beaucoup de valeurs. De façon beaucoup plus stricte que le garçon, parce que la fille doit se garder dans son groupe, par rapport à tout ce qu’est la sexualité. Elle va apprendre des choses tout à fait fondamentales : apprendre à faire la différence entre ce qui est pur et ce qui n’est pas pur. Elle va savoir comment elle, elle doit faire sa nourriture. Elle doit savoir comment elle, elle doit nettoyer le linge de la famille, des choses comme ça… Et donc, c’est sur elle que va reposer beaucoup de choses, c’est un personnage central. Il faut quand même l’admettre. Les hommes doivent l’admettre.
Sans la femme tsigane, il n’y a pas de Tsigane ! Ca, c’est la valeur de la famille. C’est la culture. D’autres éléments de la culture : ce sont les valeurs ; j’ai évoqué la chance tout à l’heure, c’est central. La pureté et l’impureté, c’est tout à fait central, aussi. C’est une façon de se protéger : on se protège individuellement contre ce qui n’est pas pur. Mais aussi le groupe se protège contre les autres groupes qui sont réputés faire des choses sales, ne pas savoir comment se débrouiller correctement. C’est une façon de se protéger. Cette histoire de pureté et d’impureté a probablement des origines très anciennes qui sont indiennes. Je vais en rester là. J’aimerais qu’il y ait des échanges avec la salle. Je vous remercie.
Questions de la salle.
– Quelles sont les références bibliographiques que l’on peut consulter ?
Vous en avez en français, vous en avez en anglais… surtout en anglais. Le tout gros problème, dans cette littérature, c’est que vous avez beaucoup d’imbécillités. Il faut trier. Il faut lire mais, en même temps, il faut regarder, il faut sentir. Il faut connaître les gens avec qui on est en contact. Vous aurez remarqué des choses importantes dans tel groupe qui n’auront pas grand-chose à voir avec ce qui se passe dans tel autre groupe. Les meilleurs ouvrages sont en anglais mais, pour le détail, je préfère que l’on se voie éventuellement après la conférence.
– Vous n’avez pas évoqué la place du religieux dans la culture tsigane. Est-ce que vous avez constaté une forme d’évolution selon que les Tsiganes sont restés catholiques, sont devenus évangéliques ? Est-ce qu’il y a une influence du religieux ?
Oui, c’est un des éléments importants. Parfois, un peu difficile à évoquer. Ce qui est très clair, c’est que le Tsigane est en homme ou une femme religieux. Plus on remonte vers le passé, plus on a de preuves de cela. Cela étant, il faut garder un regard historique parce que les grandes religions de l’Inde sont le bouddhisme, l’indouisme, etc. Vous ne les retrouvez pas chez les Tsiganes. Donc, ces religions qui étaient déjà existantes chez leurs ancêtres lorsqu’ils étaient en Inde ont sans doute façonné le regard des Tsiganes sur le monde religieux. Mais ils n’en ont pas retiré grand-chose apparemment. Ce qui se retrouve partout, c’est que les Tsiganes ont fait l’expérience de la religion, partout, et ils ont surtout remarqué que les peuples se déchiraient pour des questions religieuses. En règle générale, ils adoptaient la religion du coin où ils se trouvaient. Pour les ancêtres des Manouches, par exemple, c’est intéressant (Mais vous pouvez voir ça absolument partout). Au XVIIème, l’Alsace commence vraiment à se peupler de Tsiganes. Ce sont des Tsiganes qui viennent des Balkans et qui viennent avec des noms musulmans, Ibrahim, Ahmed,… ils arrivent ici et très vite, ils demandent le baptême. Ils deviennent Chrétiens. En fait, ils adoptent la religion du coin, en ayant gardé la notion de pureté et d’impureté, en ayant la valeur de ce qui est Dieu et de ce qui le Diable. Tout ça, ils l’ont un peu partout. Mais après, pour étayer le détail, enfin, pour être tout à fait franc, aujourd’hui, s’il y a deux religions importantes pour les Tsiganes, c’est la religion orthodoxe massivement implantée en Europe orientale (on l’oublie un peu), l’Islam soufie pour les Roms qui viennent de Bulgarie et la plupart des Roms d’ex-Yougoslavie. Et puis, il y a des catholiques, des protestants et parmi les protestants, la masse évangélique. Si vous regardez les choses au-delà des passions, vous constaterez qu’il y a toutes les grandes religions qui sont présentes chez les Tsiganes. Ce qui se passait, c’est que quand ils allaient d’une région à une autre, ils changeaient de religion. Ce qui ne les a pas toujours faits aimer par les sédentaires. Un exemple : dans les pays des Balkans où ils sont massivement musulmans, les Gadjé musulmans ne les reconnaissent pas comme tels parce qu’ils les reconnaissent comme de mauvais musulmans, si vous voulez. Les femmes tsiganes sont beaucoup plus libres de leurs mouvements et ne sont pas enveloppées dans des voiles. Elles ont leur propre système de diplo, de voile. La femme tsigane apparaît donc beaucoup plus libre. Et les Tsiganes, cela est très curieux, officiellement musulmans, ne vont pas à la mosquée et ont chez eux des saints de familles. Ils vénèrent des icônes. Un imam Rom, à Belgrade, qui avait une fabrique d’alcool de prunes, très ouvert lui-même sur la question, dans un état second qui ne devait rien au religieux, avait chez lui des icônes byzantines. Et il était officiellement musulman.
Je veux montrer quoi ? Je veux ainsi montrer qu’il y a une expression religieuse qui est le fruit de syncrétismes, d’éléments pris à gauche et à droite. Et puis, il y a tout à coup, depuis 1950, un phénomène qui bouleverse la donne, c’est vrai. Cela débarque des Etats-Unis, c’est le phénomène pentecôtiste. Et vous avez en Bretagne quelques familles qui sont touchées en 1955 et qui voient dans la guérison d’un vieux un véritable miracle. Le Pentecôtisme va faire des émules. On ne sait combien ils sont, mais c’est une expression collective très vaste. Ce mouvement touche tous les pays d’Europe et il ne touche pas que les Tsiganes. Il touche tous les pays d’Europe quelque soit la religion dominante. Aussi bien par rapport à la religion musulmane que par rapport à la religion orthodoxe. Est-ce que c’est la meilleure des religions ? Je n’en sais rien… sans doute… Sur ce plan-là, je dirai qu’il y a une réaction catholique charismatique qui est aussi bien implantée mais qui ne s’exprime pas extérieurement de la même manière. Ils ne font pas de grands regroupements. Il y en a, mais c’est moins visible. Sur ces deux types de mouvements, je dirai ceci (et notamment le Pentecôtisme est intéressant) : C’est une manière de s’adapter à la société contemporaine. Au-delà de la croyance, sujet que je n’aborderai pas. C’est une manière de s’adapter à la société. Pour réussir dans la société occidentale aujourd’hui, il faut apprendre à lire, à écrire, aller à l’école, avoir des diplômes. Quand vous êtes dans la situation des Tsiganes, bien qu’il y en ait de plus en plus qui vont à l’école, ce n’est pas par l’école que l’on réussit. On réussit par la chance, on réussit par autre chose, sur le plan des valeurs. Mais, par contre, l’écriture qui était l’écriture des Gadjé, l’ « arme » des Gadjé, devient un moyen de faire face aux Gadjé. (…) Pour la lecture, c’est tout autre chose. C’est le moyen de lire la Bible. Donc, la valeur n’est pas de devenir un bon administrateur ou quelqu’un qui sait lire et écrire pour avancer dans sa vie ou pour avoir un programme de développement individuel, non, c’est une autre affaire. C’est le moyen pour rentrer en contact avec la parole divine, la parole de Dieu. Et puis, d’un autre côté, vous avez des choses tout à fait importantes. Vous avez dans toutes les religions du monde dans chacune des religions, vous avez deux façons de vivre votre religion. Vous pouvez la vivre sur le plan de l’émotion, sur le plan simplement de la croyance, c’est la sensibilité qui s’exprime surtout. Et vous pouvez la vivre d’une autre façon, qui est plus théologique, où vous réfléchissez sur les fondements de la religion. Et pour réfléchir, vous devez être éduqués à une forme de scolarité, à une forme de réflexion logique. La masse des Tsiganes ne l’est pas. Par contre, pour la sensibilité, ça c’est très important. L’éducation tsigane porte notamment sur des choses sensibles. Et, donc, pouvoir exprimer son amour de Dieu, sa croyance à partir simplement de l’émotion, c’est quelque chose de très important. Ils pouvaient le faire chez les Catholiques, mais souvent chez les Catholiques, c’était aussi aller à l’église, c’est-à-dire côtoyer des Gadjé qui rejetaient les Tsiganes. Ce n’était pas si facile d’établir une coexistence. Tandis que chez les Pentecôtistes, c’est tous les Tsiganes ensemble. C’est quelque chose de très fort. C’est religieux et social, aussi. On se retrouve ensemble et on exprime la parole divine. Et on ne l’exprime pas en réfléchissant, mais en partageant une émotion qui peut être, par exemple, « parler en langues », on parle la langue « céleste », on commence à divaguer un peu, cela apparaît comme des langues divines et c’est comme si c’était la flamme de la Pentecôte qui venait vous prendre l’esprit et qui vous permettait de devenir, non pas instruit mais, tout à coup, un être proche de Dieu. Ce sont des éléments très importants qui comptent. Et enfin sur le plan politique, cela compte aussi. Ce n’est pas à négliger : le fait que vous ayez des pasteurs qui sont issus de la communauté tsigane. Mais vous avez la même chose du côté catholique : des diacres. Ces pasteurs et ces diacres, de plus en plus nombreux parmi les mouvements tsiganes, sans être forcément allés à l’école, ont reçu une formation intellectuelle et une formation à l’ouverture sur les Gadjé, à pouvoir parler avec les Gadjé. Et ils deviennent les médiateurs entre les deux sociétés. Vous voyez qu’il y a une incidence. Un autre côté qui est très important, sur le plan religieux, c’est que vous n’avez plus deux ou trois Tsiganes qui arrivent avec leur caravanes (ou dans leur maison) et que l’on peut éjecter facilement mais vous avez une masse de caravanes, toute une foule de gens et … c’est très énergique. Cet aspect religieux a l’air nouveau par rapport à tout ce qui existait dans le passé. C’est une adaptation aux exigences contemporaines. Vous n’avez pas de Tsiganes en masse dans les universités ou dans les écoles supérieures ou même dans les classes secondaires. Mais par contre il y a une autre modalité pour s’exprimer aujourd’hui. Ce passage est tout à fait intéressant et cela ne concerne pas que les Tsiganes. Il y a une chose très importante à se rappeler : le pentecôtisme ne touche pas que les Manouches, Roms ou Gitans. Ils ont leur dynamique mais, en même, ils sont depuis toujours en contact avec les Gadjé et les Gadjé aussi changent. Chez les Gadjé, d’autres minorités sont touchées aussi (des Africains installés en France, notamment).
– Quelle est l’origine des Yéniches ?
Ici, à Strasbourg, c’est une question épineuse. Dans certaines régions, en France ou dans d’autres pays, ça ne pose pas de problème. Ici, cela posera plus de problème parce que, ce que j’ai dit de la vie des Tsiganes, des Manouches, Gitans ou Roms, d’une certaine manière, on pourrait le dire de toute une série de familles qui ne sont pas d’origine indienne. La chose est très compliquée. En fait, les Yéniches sont des gens qui vivent… yéniches…on parle aussi de vanniers… « Witezigeuners » alors que les « Swartzzigeuners » sont les Tsiganes, comme on disait dans les campagnes. Donc : Tsiganes blancs, Tsiganes noirs. Du point de vue des Gadjé, il y a différentes types de populations qui sont, de toutes manières, des Tsiganes. Du point de vue tsigane, maintenant, les choses sont plus compliquées. Mais du point de vue tsigane, si on veut réfléchir, c’est que chaque famille a sa propre façon de se voir et de voir autour d’elle. Et dans cette façon de voir, il y a des gens que l’on considère proches parce qu’ayant les mêmes coutumes, les mêmes valeurs, et avec qui on peut se marier sans problème et puis vous avez des gens qui sont considérés comme étant de moins en moins « vrais » (de moins en moins « comme nous »). Au final, vous avez des gens qui ne sont pas des Gadjé et qui ne sont pas comme « nous » (les Tsiganes). En Alsace, ce sont les Yéniches. Mais, le problème (et c’est là où vous allez me frapper !), c’est quand on regarde comment s’est formé le groupe des Yéniches. On peut dire qu’au départ, ce sont des gens qui ont quitté la société des Gadjé et qui se sont mis en marge. Le mot « Yéniche » possède des étymologies diverses. Il y a néanmoins un sens intéressant ; c’est une appellation administrative : « hier nicht », « il n’est pas d’ici ». Dans les villages de l’Alsace (mais aussi du côté allemand), c’est ce qui se disait. Il y a des familles qui vivent dans le coin, mais qui ne sont reconnues. D’autres disent « Joner ». Mais il y a d’autres appellations encore… On parlait des Pentecôtistes tout à l’heure : dans une revue de Vie et Lumière, vous avez la présentation des Yéniches sur le même pied que les Manouches, Roms ou Gitans. Et on dit que « Yéniche » vient de « Enoch », mot araméen qui veut dire « l’homme ». L’araméen était la langue de Jésus. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que ce n’est pas vrai ? Je ne sais pas … mais c’est quand vous dites « Manouche » (pour les Gadjé, c’est n’importe quoi, c’est les gens qui n’ont pas d’allure, dont on soit se protéger, etc.…), « manouche » vient de « manoucha », le terme indien qui désigne l’ « homme vrai ». Suivant la manière dont on voit les choses, on peut voir les gens comme étant des marginaux ou comme des gens qui ont une force culturelle. On peut donc regarder les Yéniches comme cela. Les Yéniches, lorsque l’on regarde leur dialecte, on peut voir que c’est ici, dans la région, en Alsace, en Allemagne que le groupe s’est formé, en Suisse aussi. Et on pense qu’il s’est formé à l’époque de la guerre de Trente Ans, vers 1630-1660. C’est une guerre qui a ravagé véritablement toute l’Europe centrale. C’est une guerre de religion et aussi une guerre de succession au trône de l’Empire allemand. Et dans cette région, il y avait beaucoup d’armées qui, entre deux batailles, vivaient du pays. Les soldats détruisaient tout, violaient… et beaucoup de villageois ont quitté les villages pour se réfugier dans la forêt. A l’époque, il y avait deux populations qui étaient particulièrement méprisées : c’étaient les Manouches, qui se retrouvaient donc dans les bois, et d’un autre côté, les Juifs. Et on retrouverait dans les familles yéniches l’origine qui serait le fruit d’une relation entre ces deux populations.
Ensuite, dans des villages d’Alsace, il n’y avait que des Manouches. Et dans d’autres que des Yéniches. Mais, dans certains villages, à Wimmenau, à Wingen, par exemple, vous aviez un peu des deux. Alors, ce que je vois, et que cela plaise ou non, quand il y a eu de grands déplacements de familles vers la France, à l’intérieur d’autres régions, dans certains cas, il y a eu des Yéniches qui ont voyagé avec des Manouches et il y a eu des mariages. Et puis, il y a le regard des Gadjé sur les Yéniches, les Gitans, les Manouches en disant : « C’est le même monde » et alors on leur applique les mêmes lois et on fabrique les mêmes stéréotypes. Ce groupe aux origines très différentes, se renforcera par des mariages.
Quand une femme manouche se marie avec un homme yéniche, c’est par la femme que va passer beaucoup de choses. Et les enfants même s’ils ne sont pas considérés comme Manouches, il n’y a rien à faire ! ils ont quand même des valeurs qui viennent de ce monde-là. Je ne veux pas faire de discrimination entre ces groupes. Si vous allez voir des Roms et que vous vous entendez avec les Roms ils vont vous dire pis que pendre sur les Gitans, sur les Manouches, sur les Yéniches. Si vous allez chez des Yéniches (cela dépend où vous tombez), ils vont vous dire pis que pendre sur les Gitans, sur les Manouches et les Roms. Chez les Manouches, même chose. Chez les Gitans, même chose. Je ne rentrerai donc pas entre les « bagarres » entre les groupes. Il faut se dire simplement qu’il y a une dynamique, et il y a des gens qui se rapprochent et d’autres qui s’écartent. Comme chez les Gadjé. Vous avez des Gadjé qui sont de descendance tsigane, qui vous le diraient mais qui ne pourraient pas partager grand-chose avec les Tsiganes d’origine, parce que ils n’ont plus les mêmes valeurs, ni le même mode de vie… Et vous avez des Tsiganes qui se marient avec des Gadjé, depuis toujours. C’est une fois de plus la preuve que les gens font avant tout partie de la même région.